Au carrefour d’injonctions et de projets sociaux contradictoires, la figure de l’agriculteur ne peut-être que paradoxale. Les agriculteurs sont autant parlés qu’ils ne parlent. L’imaginaire fleurit au gré du pouvoir et des intérêts des groupes sociaux et des politiques qui énoncent ce que sont ou doivent être les agriculteurs.
Certains stéréotypes ont la vie dure, parce que les images sociales qui y sont associées ont des fonctions renouvelées. Alors même que l’agriculture a été tant de fois révolutionnée depuis le XIXe siècle, la littérature, la peinture, les émissions télé, la fiction et aujourd’hui le documentaire ne cessent de reprendre la figure de l’éternel paysan, de Zola à Depardon. Mais il convient de la différencier chronologiquement.
Inclassables agriculteurs
Les paysans ont longtemps été compris comme séparés, inclassables sur l’axe séparant capital et travail. Ni bourgeois, ni prolétaire, détenteur de ses moyens de production mais n’exploitant finalement que lui-même et/ou sa famille, l’agriculteur résiste à la polarisation sociale du capitalisme. En conséquence, la sociologie échoue depuis longtemps à classer les agriculteurs.
On peut étendre la difficulté au-delà de la position dans les rapports de production puisque les agriculteurs seraient aussi, comme l’écrivait Pierre Bourdieu, une
« population totalement étrangère à la culture légitime et même, pour l’essentiel, à la culture moyenne ».
Population dépossédée d’elle-même dans la production de son image sociale, les agriculteurs se plient dans cette perspective à une image définie par les dominants sur eux-mêmes. Le mot même de paysan peut alors fonctionner comme une insulte, signifiant à la fois la maladresse, l’inculture, le corps lourd et finalement l’inadaptation à la société urbaine. C’est tout le propos de la « classe objet » de Pierre Bourdieu, pour qui
« la folklorisation, qui met la paysannerie au musée et qui convertit les derniers paysans en gardiens d’une nature transformée en paysage pour citadins, est l’accompagnement nécessaire de la dépossession et de l’expulsion ».
En ce sens, l’ethnologie muséographique n’est que l’instrument pour la construction d’une image paysanne au goût de la bourgeoisie entérinant la position de dominés des agriculteurs.
« Paysan », un mot requalifié
Avec la disparition même de la condition paysanne, cet état de fait des années 1960 et 1970 a été réinventé à l’aune d’intérêts économiques et politiques, renversant la signification du mot paysan.
L’univers paysan ou vigneron est aujourd’hui abondamment utilisé dans l’industrie du luxe alimentaire, du fromage au lait cru jusqu’aux vins fins, mettant en scène le régional, l’authentique, le simple, comme garant du bon dans un système d’opposition construit depuis le régionalisme culturel et la gastronomie régionale contre les produits sophistiqués et artificiels.
De même, le sociologue Jean-Claude Chamboredon avait tôt signalé, notamment dans le cas de la Provence, le lien entre désindustrialisation, empaysannement des populations, ensauvagement des paysages et développement de l’industrie touristique.
Ou encore, le syndicalisme agricole alternatif requalifie aujourd’hui le mot de paysan, renversant le stigmate, pour justement en faire le garant d’une production à taille humaine, contre la mondialisation et la dépendance au capitalisme alimentaire.
Ainsi, une grande partie de l’univers paysan est aujourd’hui l’objet d’un marketing positif, autant commercial que politique, et qui du vin de vigneron au retour du bon pain jusqu’au producteur bio en AMAP se plaît à mettre en avant l’opposition à l’industrie, à l’exploitation et au capitalisme, faisant du paysan un nouvel acteur moderne de la réinvention productive, une esthétique presque naturelle.
La critique sociale du productivisme
Ce stéréotype paysan pluriel est pourtant loin d’épuiser les représentations communes des mondes agricoles, marquées par des institutions aux enjeux divers. Cela est particulièrement vrai du côté des politiques publiques qui ont tout changé de leurs injonctions en quelques décennies.
Alors même qu’il s’agissait, des années 1960 au début des années 2000, de précipiter l’abandon des petites exploitations pour la concentration foncière et le développement productiviste armé par la science et les techniques – transformant les paysans en agriculteurs modernes au prix d’une réduction drastique de leur nombre, en 1962 la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi était de 16 % , en 2019, elle n’est plus que de 1,5 % –, il convient désormais d’emprunter un tout autre chemin, pour transformer les agriculteurs en autant de gardiens de la planète par l’agroécologie.
Une somme de représentations est donc venue se greffer sur ces enjeux, allant de la critique sociale du modèle productiviste et de l’agriculture capitaliste la plus concentrée – une agriculture industrielle de la démesure et polluante, générant maladie pour les êtres humains et destruction de la biodiversité –, jusqu’à la critique de l’assistanat pour ces entrepreneurs aux marchés insuffisants pour soutenir leur activité sans l’aide de la puissance publique.
Cette image médiatique contemporaine d’entrepreneurs pollueurs et assistés a remplacé celle des paysans modernisés des années 1970 et fonctionne comme une blessure d’orgueil pour ces capitalistes inachevés, ces champions déchus du productivisme, toujours dépendants des politiques publiques, contraints à la diversification entrepreneuriale.
Misérabilisme syndical
Cette diffraction de l’image sociale des agriculteurs est aussi le produit de stratégies syndicales. On peut même parler d’un « misérabilisme syndical » comme stratégie de communication tant le discours sur la pauvreté, l’agribashing, la faiblesse des revenus ou encore le sur-suicide des agriculteurs est reproduit sciemment pour soutenir des revendications.
Ainsi, paradoxalement, les discours les plus positifs sur l’agriculture et les agriculteurs sont construits par de nouveaux entrants qui essayent de réinventer le monde dans les campagnes. Accueillir le peuple des doux rêveurs n’est pas neuf pour l’agriculture. Les néoruraux ont tenté, dès les années 1970, une réinvention alternative de la vie sociale dont la fonction nourricière de l’agriculture était un des pivots à cette autonomie anti-institutionnelle.
Le projet agricole comme un renversement de l’ordre social
Aujourd’hui, le développement de projets alternatifs en agriculture ne cesse de gagner du terrain : pour s’installer, comme le font des enfants de la bourgeoisie urbaine au sein des AMAP, et maintenir ainsi leurs dispositions sociales en se faisant les producteurs agricoles de cette même bourgeoisie.
Ou encore pour se faire salariés agricoles, comme ces bergers très diplômés qui voient dans un métier au cœur des alpages un renversement de l’ordre social, un great job à l’opposé des métiers parasitaires que sont les bullshit jobs de la finance.
Aussi surprenant que cela puisse paraître pour le sociologue particulièrement affûté des hiérarchies sociales, certains docteurs en sciences sociales préféreront aujourd’hui s’installer agriculteur que devenir chercheur.
L’agriculture, par sa matérialité, par le mythe de l’indépendance, par la relation à la nature, continue de donner un sens concret à l’activité, et en cela, garde un fort pouvoir d’attraction et d’espoir social.
Gilles Laferté, Directeur de recherche en sociologie, Inrae.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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