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Les chevaux nous reconnaissent-ils ?

Ce texte est extrait du livre « Dans la tête d’un cheval » de Léa Lansade aux éditions humenSciences. Il est publié le 4 octobre 2023.

Par Léa Lansade, chercheuse en éthologie à l’IFCE, Inrae.

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Enfant, je me suis toujours demandé si mon poney préféré me reconnaissait quand je faisais ma rentrée au centre équestre après les deux mois de vacances d’été. Je crois que c’est une question que tout cavalier s’est un jour posée.

Le fait que le cheval puisse reconnaître son propriétaire quand il vient s’occuper de lui chaque jour paraît à tous vraisemblable. Mais s’il ne l’a pas vu depuis des semaines, des mois, voire des années, se souvient-il encore de lui ?

Si tel est le cas, le reconnaît-il grâce à son odorat, à sa vue ou à son ouïe ? Est-ce qu’il se souvient de son visage ou bien est-ce qu’il l’identifie simplement à ses vêtements ou à sa façon de marcher ? Ces questions sont restées pour moi en suspens jusqu’en 2010, année lors de laquelle un premier article est paru sur le sujet.

Les chevaux se souviennent de nos visages

Je dois dire que ce premier article publié par Sherril Stone en 2010 était assez fascinant, même si les résultats méritaient d’être confirmés. Dans cette étude, basée sur un principe de conditionnement opérant, certains chevaux semblaient capables de reconnaître les portraits de personnes différentes, y compris quand celles-ci étaient des sœurs jumelles.

Pour le montrer, les expérimentateurs présentaient au cheval deux photographies simultanément : l’une d’une personne A, l’autre d’une personne B. Un cheval donné devait toujours apprendre à toucher avec son bout du nez la photographie de la personne A, qu’elle soit présentée à sa gauche ou à sa droite, afin d’obtenir une récompense alimentaire. Quelques chevaux, mais pas tous, ont réussi cet apprentissage, montrant qu’ils étaient capables de reconnaître les visages. Les résultats étaient très prometteurs, mais seul un petit nombre de chevaux a réussi l’ensemble des tests et l’autrice avait relevé elle-même de possibles biais. Tout cela encourageait clairement à continuer ce type de recherches pour s’assurer des conclusions, voire aller plus loin.

C’est ce que j’ai tenté de faire durant plusieurs années, mais sans succès. Je ne parvenais pas à réunir les conditions adéquates pour que les photographies présentées aux chevaux suscitent suffisamment d’intérêt. Mais, en 2020, la donne a changé. Nous avons lancé avec mes collègues Violaine Colson et Ludovic Calandreau un programme de recherche en cognition sur plusieurs espèces très différentes : la truite, la poule et le cheval. L’idée était de développer un système d’écran tactile piloté par un ordinateur qui pourrait être utilisé directement par nos animaux afin de tester de nombreuses compétences cognitives. Après plusieurs mois de développement, nous avons réussi à obtenir un système fiable, qui intéressait grandement nos animaux, qu’ils soient à écailles, plumes ou poils.

Sur cet écran, nous arrivions à leur apprendre à cliquer avec le bout du nez (du bec, ou de la queue) là où une forme s’affichait afin d’obtenir une récompense alimentaire. Nous avons ensuite souhaité leur apprendre à distinguer différentes formes : des triangles, des ronds, des carrés… Mais visiblement, et contrairement aux poules qui y parvenaient très bien, cette tâche n’intéressait pas particulièrement nos chevaux qui mettaient des semaines à apprendre, voire qui n’apprenaient pas du tout. Je me suis alors dit qu’il fallait leur proposer des images qui avaient plus de sens pour eux que des carrés ou des triangles abstraits.

Ayant toujours en tête cette question de savoir s’ils nous reconnaissaient ou non, j’ai tout de suite pensé tester leurs capacités à reconnaître nos visages. C’est ma collègue Céline Parias qui s’est attelée à entraîner les chevaux à cette tâche. Ce fut un travail de longue haleine et elle a eu une patience d’or. En effet, dans ce genre de dispositif, le cheval décide de son plein gré d’être attentif aux visages qu’on lui présente. Il suffit qu’on le contrarie ou qu’on l’impressionne un peu pour qu’il perde sa concentration et se mette à cliquer au hasard sur l’écran, voire s’en détourne et cherche à quitter la salle de test. Dans ce cas, inutile d’insister, les chevaux sont immédiatement relâchés avec leurs congénères. Mais avec Céline, rien de tout cela n’arrive. Elle a l’art, la patience et la douceur nécessaires pour mettre les chevaux en confiance et les inciter à jouer avec l’écran.

Grâce à ce travail préparatoire, onze chevaux ont appris à reconnaître quatre visages particuliers, correspondant à des personnes qu’ils n’avaient jamais rencontrées. Pour cela, ils effectuaient des séances de trente-deux essais. À chaque essai, deux visages différents s’affichaient : l’un correspondait à l’un des quatre visages à mémoriser, et l’autre était un visage nouveau, qu’ils n’avaient jamais vu et ne reverraient plus jamais. Dès que les chevaux touchaient l’un des quatre visages, une récompense tombait dans une mangeoire placée sous l’écran. Petit à petit, ces visages, au départ inconnus, sont devenus familiers. Après plusieurs jours d’entraînement, les chevaux se sont mis à les toucher du premier coup, sans hésitation. Le but de cette première étape était qu’ils comprennent la règle du jeu face à l’écran.

Une fois cette étape validée, nous pouvions enfin leur poser la fameuse question, celle qui m’interpellait depuis mon enfance : allaient-ils reconnaître le visage de la personne qui s’occupe d’eux au quotidien ? Puis, plus compliqué : allaient-ils reconnaître le visage de personnes qu’ils avaient croisées des mois auparavant ? Le jour où les chevaux ont été testés, je dois avouer avoir été fébrile. Cela faisait tant d’années que j’attendais ces réponses. Un nouveau test leur fut proposé : comparer le visage de l’humain qui s’occupait d’eux avec celui d’un inconnu. Une fois toutes les données entrées dans l’ordinateur, j’ai lancé un test statistique. La magie opère aussi dans mon métier. Je vous assure. Les statistiques n’ont pas laissé le doute planer une seconde. Les données étaient limpides : sans aucun doute, oui, les chevaux reconnaissent les photos de leur soigneur. Et plus impressionnant encore, ils ont reconnu les photographies de stagiaires qu’ils avaient croisés six mois auparavant. J’avais ma réponse : oui, mon poney préféré me reconnaissait après les vacances. La boucle était bouclée.

Si le résultat semble trivial à certains, le prouver en utilisant un test visuel n’avait rien d’évident. En effet, il est largement admis que les chevaux ont une mauvaise acuité visuelle. Autrement dit, ils sont plutôt myopes. De plus, la disposition de leurs yeux sur les côtés de la tête implique un grand angle mort juste devant eux. Or, pour cliquer sur l’écran, les chevaux avaient le nez collé aux images, ce qui pouvait nous laisser douter de leur capacité à bien voir les visages. Or, cela ne les a pas gênés. En outre, nos images étaient de simples portraits détourés, sans cou ni corps, ce qui donnait un rendu très artificiel. On était bien loin d’une personne réelle, et la situation de test dans son ensemble, avec un ordinateur connecté à un écran tactile, n’avait rien de naturel. Pourtant, les chevaux s’en sont particulièrement bien sortis pour reconnaître les personnes rencontrées dans la vraie vie, juste à partir d’une photographie de leur visage.

Avec Céline, nous avons voulu aller plus loin en cherchant à savoir sur quels critères ils se basaient pour reconnaître nos visages. Peut-être finalement n’était-ce que grâce à la couleur de nos cheveux, ce qui n’aurait pas été une reconnaissance faciale à proprement parler. Autour de moi, les avis étaient nombreux et nous avons lancé les paris. Beaucoup de mes collègues et amis ont misé sur le fait que les chevaux nous reconnaissaient grâce à nos yeux. Dans une nouvelle expérience, nous avons proposé les photos des quatre personnes dont les portraits étaient devenus familiers, mais… sous une apparence un peu différente. Les figurantes ont vraiment été complaisantes en acceptant de se grimer avec des perruques, des lunettes noires, et d’être photographiées sous toutes les coutures. Les blondes aux cheveux longs étaient transformées en brunes aux cheveux courts, et les châtains clairs en rousses bouclées. Je peux vous dire que, même moi, j’ai eu du mal à les reconnaître ! Notre objectif était de déterminer si les chevaux continueraient de reconnaître les quatre visages initiaux, mais sous quatre apparences différentes : en noir et blanc, donc en perdant tout indice de couleurs ; de profil, alors qu’ils ne les avaient vus que de face, en cachant les yeux ou, comme je viens de le mentionner, en transformant totalement leurs coupes de cheveux. J’avoue que j’ai douté du succès de cette étude, tant les visages étaient transformés. Les chevaux ont à nouveau été testés face à ces visages. Le résultat est tombé : oui, ils reconnaissent tous les visages, quel que soit l’accoutrement.

Nous en avons conclu que les chevaux se font une représentation holistique des visages, c’est-à-dire qu’ils se font une image du visage dans sa globalité et ne se fient pas à un indice unique, comme la couleur des cheveux. Enfin, pour aller encore plus loin, j’ai demandé aux figurantes de venir à l’écurie afin d’évaluer si les chevaux, qui les avaient vues uniquement sur photographie, les reconnaîtraient en vrai. Pour cela, nous avons organisé un « test de choix ». Les figurantes venaient une par une se présenter dans le box du cheval, en face d’une autre personne totalement inconnue. Le cheval était alors lâché dans le box et on observait vers quelle personne il se dirigeait en premier et avec qui il passait plus de temps. Les chevaux se sont dirigés immédiatement vers la personne familière, puis sont restés plus longtemps auprès d’elle.

Après des années d’essais pour tester cette capacité avec des photos imprimées sur papier et des échecs faute de parvenir à suffisamment intéresser les chevaux, ce dispositif nous a permis de mettre au jour des capacités tout simplement incroyables. C’est d’autant plus incroyable pour moi que je suis très peu physionomiste. Tout récemment, lorsque la dame qui s’occupe de ma fille à la garderie de l’école est passée de blonde aux cheveux longs à brune à la coupe courte, j’avoue ne pas l’avoir reconnue. De plus, dans le cas de l’expérience avec les chevaux, la reconnaissance n’était pas intraspécifique, c’est-à-dire en restant au sein de la même espèce, mais bien interspécifique : le cheval devait reconnaître le visage d’un individu d’une espèce différente. Si je fais le parallèle, je ne pense pas être capable de reconnaître toutes les têtes des vaches que je regarde gambader quotidiennement devant ma fenêtre. Pas sûre non plus que je reconnaisse tous les portraits des chevaux que j’ai croisés six mois auparavant, et encore moins si on me fait la blague de transformer un cheval gris en un cheval bai cerise. Pourtant, voilà ce que les chevaux sont parvenus à faire sans difficulté.

Dans la tête d’un cheval, Par Léa LANSADE, humenSciences, Collection Mondes animaux, 2023. 224 pages, 18.00 €.



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