Les polémiques nées à la suite des manifestations autour de la « mégabassine » de Sainte-Soline posent en fait la question plus globale de la gestion et de l’utilisation de l’eau, un bien commun, dans la période de changement climatique que nous vivons. Par Bernard Barraqué, directeur de recherche émérite au CNRS.
Dans diverses interviews récentes, mes collègues et moi avons répété que le meilleur endroit pour stocker l’eau est dans le sous-sol. Construire des retenues de substitution risque d’être inutile si la sécheresse les laisse vides ou presque.
Pour aborder cette question controversée qui agite les départements de l’ouest de la France, commençons par une mise en perspective, à la fois dans le temps et dans l’espace.
GÉRER L’EAU PAR DE GRANDS OUVRAGES
L’histoire de la gestion de l’eau au XXe siècle est surtout celle de la « grande hydraulique » et de la maîtrise du béton par les ingénieurs. Le développement économique a alors été lié à une mobilisation des ressources en eau jusque-là inconnue.
La démarche était à la fois étatique et capitaliste, au sens propre étant donné la masse de capitaux mobilisés par les États, à commencer par les États- Unis, suivis notamment par l’URSS et par plusieurs pays méditerranéens d’Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont même encouragé les nouveaux pays issus des processus de décolonisation à nationaliser l’eau pour mieux la mobiliser au profit de l’électricité et de l’irrigation.
Un des pays qui illustrent le mieux ce choix de mobilisation massive de l’eau est l’Espagne. Depuis la fin du XIXe siècle, ce pays rêvait de multiplier les barrages dans le cadre d’un projet à la fois conservateur et modernisateur, le régénérationnisme, né de la défaite de 1898 qui mit fin à sa guerre contre les États- Unis et de la perte de ses dernières colonies – et qui nous rappelle le mouvement conservateur du redressement français dans l’entre-deux-guerres.
La « révolution » de la pompe électrique immergée à la fin des années 1970 a permis aux agriculteurs de s’autonomiser et d’adopter des solutions individualistes.
Mais ce projet de développement agricole irrigué s’est longtemps heurté à l’absence de capitaux, notamment dans les quinze premières années de la dictature franquiste, qui avait fermé les frontières en 1939. Vers 1955, les États-Uniens ont obtenu le ralliement de l’Espagne au camp occidental et l’ouverture de bases militaires américaines sur le territoire espagnol. En contrepartie, ils ont aidé au financement, entre autres, de toute une série de barrages[1]. Leur nombre est ainsi passé de 160 à 1200 en 2000, et les volumes stockés ont augmenté encore plus vite. En plus de l’hydroélectricité, il s’agissait d’apporter de l’eau aux paysans relocalisés dans les plaines en aval des barrages et embrigadés dans des collectifs contrôlés politiquement. À cette époque, on ne s’intéressait pas aux eaux souterraines, uniquement à celles qui se voyaient. C’est ce que l’hydrogéologue Ramón Llamas (1931-2021), et membre de l’Académie royale des sciences, avait qualifié d’« hydroschizophrénie » : la négation du lien entre eaux souterraines et de surface.
Mais la « révolution » de la pompe électrique immergée à la fin des années 1970 a permis aux agriculteurs de s’autonomiser et d’adopter des solutions individualistes et centrées sur des productions à plus haute valeur ajoutée.
ÉQUIPEMENTS PUBLICS ET POLITIQUE AGRICOLE
Cette nouvelle politique a conduit à son tour à une surexploitation des eaux souterraines avec, dans certains cas, l’intrusion de l’eau de mer dans les nappes côtières. La loi espagnole sur l’eau d’août 1985 a tenté de réguler cette course-poursuite, non sans difficultés; mais aujourd’hui elle est invalidée par le changement climatique, qui provoque une progressive aridification dans tout le pays. Or, en France, à l’époque où elle était vice-présidente à l’environnement de la FNSEA, Mme Christiane Lambert, qui en fut la présidente de 2017 à 2023, répétait qu’il fallait absolument que nous rattrapions notre retard sur les Espagnols en ce qui concerne les retenues d’eau.
Pourtant les scientifiques du GIEC alertaient déjà sur l’accroissement prévisible des sécheresses prolongées. Mais ils n’étaient pas écoutés, notamment par une administration de l’agriculture qui restait centrée sur la mission hydraulique. Aujourd’hui, il faudrait à tout le moins méditer l’exemple espagnol, et ne pas se précipiter dans la même impasse.
Certes, on dira que les retenues qu’on veut faire en France sont quand même plus petites, et qu’elles viennent en substitution des prélèvements d’irrigation fragilisés par le manque d’eau dans les forages. Et elles sont présentées comme un moyen de sécuriser des besoins en eau qui, transition écologique comprise, devront diminuer progressivement.
Les retenues qu’on veut faire en France sont présentées comme un moyen de sécuriser des besoins en eau qui, transition écologique comprise, devront diminuer progressivement.
En Vendée, le protocole d’accord adopté en novembre 2022 sur 16 retenues est fondé sur une diminution de moitié des volumes antérieurs d’eau d’irrigation sur tout le bassin du Marais poitevin (Sèvre niortaise, Autize, Lay et Aunis), soit un passage de 60 à 30 Mm³. Ces volumes avaient été progressivement autorisés à une époque où on ne faisait pas attention au risque de pénurie. C’est pour sécuriser l’irrigation avec des volumes moindres que la coopérative de l’eau défend les bassines. Et l’accord trouvé en Vendée sur 16 retenues cumulant 12 Mm³ doit être suivi par la réalisation d’une trentaine de retenues dans la Vienne, dans le bassin du Clain. Pour leurs défenseurs, l’irrigation en été permet aux exploitations de se défendre et de perdurer mieux que les non-irriguées, et même de faciliter la conversion en agriculture biologique. Ce protocole d’accord est d’ores et déjà contesté par les associations de protection de la nature, qui disent que la diminution des volumes prélevés auparavant sert à raccorder davantage d’agriculteurs aux réserves, et donc qu’il ne s’agit pas de substitution mais d’augmentation globale des prélèvements pour l’irrigation.
DE L’ALIMENTATION PLUVIALE AUX CHOIX ÉCONOMIQUES
Le problème posé par ces retenues, c’est qu’on les remplit en pompant, en hiver, l’eau dans la nappe en dessous dès que cette dernière a reçu assez de pluie pour se recharger. C’est donc très différent de ce que les agriculteurs ont réalisé jusque-là avec les retenues collinaires : ces dernières ne sont alimentées que par la pluie, et forment en quelque sorte des « mares endiguées ». L’argument des défenseurs des retenues de substitution est que les nappes superficielles où on pompe sont très réactives à la pluie, et que si l’on ne retient pas l’eau en excédent des nappes rechargées elle s’écoule très vite vers la mer, compte tenu du caractère karstique du sous-sol. Ce n’est le cas en fait que dans une partie du territoire.
La « grande hydraulique », permise par la maîtrise du béton, matérialise une démarche à la fois étatique et capitaliste au sens propre.
On arrive à la question cruciale : les nappes vont-elles se remplir suffisamment pour à la fois permettre de stocker l’eau en surface et être prêtes à offrir l’eau nécessaire au démarrage de la végétation au printemps ? La Coop de l’eau l’affirme, sur la base d’une étude qu’elle a commanditée au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM, service géologique national). Mais ce dernier avait fait tourner son modèle de prévision sur la série hydrologique 2000-2010, c’est-à-dire avant qu’on constate la diminution des pluies et l’aggravation de la sécheresse. C’est ce dont a convenu la présidente du BRGM lors de son audition au Sénat, dans le cadre de la mission sur l’eau en cours[2]. Elle y a aussi évoqué un manque de connaissances sur les volumes d’eau effectivement disponibles dans les nappes : on connaît leur étendue, moins bien leur profondeur.
On peut donc avoir des raisons de s’inquiéter quant à la mise en œuvre effective d’un des volets de l’accord trouvé sur les retenues, celui qui prévoit qu’on arrête de remplir si la recharge de la nappe est insuffisante : comment la direction départementale des territoires, chargée du contrôle, va-t-elle faire? De plus, la situation climatique change encore plus vite qu’on ne l’a imaginé il y a quinze ans, et si on admet avec le GIEC, malgré les incertitudes, que la sécheresse de 2022 va se répéter et qu’elle va devenir structurelle, à quoi bon construire des retenues qui ne se rempliront bientôt pas davantage que les barrages espagnols évoqués plus haut ? Et quelle sera l’augmentation de l’évaporation et la dégradation de la qualité de l’eau stockée avec le réchauffement caniculaire? Le plan Eau annoncé par le président de la République fin mars 2023 prévoit qu’il n’y aura pas de diminution des volumes d’eau globalement attribués à l’agriculture[3] mais juste une répartition différente : l’amélioration de l’efficacité des irrigations actuelles permettrait d’irriguer davantage de parcelles. Mais s’il ne pleut pas, n’y a-t-il pas là un affichage politique complaisant ?
L’État doit être un gardien bienveillant envers le patrimoine commun et envers les représentants des usagers, dans l’espoir d’aboutir à un partage équitable.
Plus largement, chaque retenue de substitution devrait faire l’objet d’une analyse économique préalable. Un nouvel outil de concertation, le PTGE (projet de territoire pour la gestion de l’eau)[4], apparu en 2015 et relancé à la suite des assises de l’eau de 2018-2019, risquait d’être interprété par le monde de l’agriculture comme un moyen de répartir l’eau attribuée aux irrigants regroupés autoritairement dans les OUGC (organismes uniques de gestion collective) [5] par les préfets, et ainsi de valider tacitement le principe de nouvelles retenues, sans que les autres usages de l’eau soient associés. La mise en discussion de ces projets, notamment lors des assises de l’eau, a conduit le président du comité de bassin Rhône-Méditerranée, Martial Saddier, à demander en juin2018 à son conseil scientifique (CS) d’élaborer une méthode pour choisir de faire, ou non, une retenue nouvelle à des fins de stockage ou de transfert d’eau. Dans un rapport disponible sur le site de l’agence de l’eau[6], le CS a répondu qu’il fallait d’abord réaliser une double prospective à l’horizon d’amortissement de cette infrastructure nouvelle, soit environ trente ans : Quelles précipitations pourraient être rendues disponibles, et à quel coût pour le territoire concerné, à quel moment et à quelle distance? Et quelles demandes en eau résulteraient de tel ou tel scénario de développement économique, pour les différents usages ?
QUELS CRITÈRES ADOPTER ET COMMENT FINANCER CES INFRASTRUCTURES
Dans cette double incertitude, des scénarios peuvent être élaborés en croisant des disponibilités et des demandes. Là, on va comparer les rapports coût/avantage des solutions avec retenue, un transfert, un stockage, et des solutions sans retenue. Il a été recommandé de garder un critère séparé et plus qualitatif pour prendre en compte des valeurs qui sont difficiles à quantifier monétairement.
Le financement des retenues de substitution résulte d’un choix fait il y a plus de cinquante ans : pour éviter d’augmenter les impôts, on a considéré qu’il s’agissait de redevances pour service rendu.
Il semble que le ministère de l’Agriculture dispose aussi d’un outil semblable d’analyse coût/avantage. Le problème pour les Français est de se mettre à les utiliser ; on ne le fait pas assez, alors qu’en Californie, par exemple, les projets d’infrastructure nouvelle ne peuvent être éligibles à des subventions de l’État que s’ils ont satisfait à ce préalable[7].
Dans ces conditions, certaines retenues de substitution seraient validées, mais dans de nombreux cas c’est la réduction et la rerépartition des demandes qui serait plus avantageuse pour la société.
Le dernier point à évoquer est le financement des retenues de substitution. Il est question d’une couverture à 70 % par les agences de l’eau. Or, du fait des évolutions et des choix politiques qu’il serait trop long de détailler ici, les recettes des agences proviennent à plus de 80 % des diverses redevances payées par les usagers domestiques et assimilés dans leurs factures d’eau. Cela résulte d’un choix fait il y a plus de cinquante ans : pour éviter d’augmenter les impôts, on a considéré qu’il s’agissait de redevances pour service rendu. Ce qui en effet était logique tant que les agences de l’eau « rendaient l’argent » par des aides à l’amélioration sanitaire et environnementale des services publics d’eau et d’assainissement. Mais à partir du moment où les aides des agences vont davantage vers la catégorie d’usagers qui contribue le moins à leurs budgets, il est nécessaire de vérifier si les opérations financées permettent aux agriculteurs de rendre service aux usagers domestiques, auquel cas un paiement peut être justifié. Lorsqu’il s’agit d’arrêter l’emploi d’intrants provoquant une pollution diffuse dans les bassins d’alimentation de captage, il y a service rendu par les agriculteurs dans la mesure où ça revient moins cher à la société s’ils ne polluent pas plutôt que de devoir traiter l’eau potable ensuite. En revanche, lorsqu’il s’agit de permettre aux agriculteurs de sécuriser des productions qui seront exportées, on va vers une conception très élastique de la notion de service rendu !
COMMENT GÉRER L’EAU, UN BIEN COMMUN ?
Avec la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne, les pays membres doivent faire partir leur politique de l’eau de la reconquête et de la préservation du milieu aquatique, ce qui conduit en France à réorienter les financements des agences vers la biodiversité et dans un contexte de plafonnement, voire de réduction des budgets par Bercy, à diminuer les aides accordées aux services publics d’eau et d’assainissement. L’émoi des collectivités distributrices, soutenues par les sénateurs, est vif, et elles risquent de ne pas apprécier un nouveau détournement des aides vers les agriculteurs. Certains vont affirmer que, depuis la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, les redevances sont rangées dans la catégorie des impositions, et que donc on n’est plus dans la logique du service rendu.
Dans ces conditions, ce serait l’État souverain qui déciderait de la répartition du budget sans tenir compte d’un quelconque retour des aides vers ceux qui ont fourni le budget. Et cette affirmation appelle une nouvelle question : si les redevances sont des impôts, pourquoi restent-elles accrochées aux factures d’eau et d’assainissement, qui, elles, sont des redevances pour service rendu? En tant que taxes, elles devraient être perçues davantage sur les citoyens, et par exemple par une augmentation importante des taxes GEMAPI (gestion des milieux aquatique et prévention des inondations), que l’État autorise les collectivités locales regroupées en EPCI (établissement public de coopération intercommunale) à prélever pour financer l’exercice de leur nouvelle compétence obligatoire de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations. De surcroît, le ministère des Finances prélève sans vergogne la TVA sur les redevances des agences, c’est-à-dire des impôts sur des impôts…
Chaque retenue de substitution devrait faire l’objet d’une analyse économique préalable.
En définitive, le fond de la question des retenues de substitution face à la sécheresse n’est-il pas la recentralisation de la politique de l’eau et tout particulièrement de son financement fait au détriment de la démocratie participative des comités de bassin et des commissions locales de l’eau, au moment même où on appelle à les renforcer ?
Le fond de la question des retenues de substitution face à la sécheresse n’est-il pas la recentralisation de la politique de l’eau et tout particulièrement de son financement fait au détriment de la démocratie participative des comités de bassin et des commissions locales de l’eau, au moment même où on appelle à les renforcer?
Il faudrait pouvoir sortir de ce paradoxe majeur, en mettant les Français d’accord sur ce qu’est vraiment l’eau comme bien commun : une ressource qui fait de plus en plus l’objet d’une rivalité qu’on ne peut pas résoudre par l’exclusion d’une partie des ayants droit. C’est par rapport à ces situations que les économistes des ressources naturelles, jusqu’au prix Nobel d’Elinor Ostrom en 2009, ont expliqué qu’il était plus efficace pour des utilisateurs rivaux de coopérer et de se mettre d’accord sur les règles qu’ils s’auto – contraignent à respecter que de recourir à l’arbitraire de l’État ou, à l’inverse, à celui du marché.
Les nappes vont-elles se remplir suffisamment pour à la fois permettre de stocker l’eau en surface et être prêtes à offrir l’eau nécessaire au démarrage de la végétation au printemps?
C’est dans cet esprit que le comité de bassin Loire-Bretagne tente actuellement une médiation pour sortir de la violence actuelle, mais qui renvoie, comme l’écrivait si bien le juriste de la FAO Stefano Burchi, à la nécessité de passer de l’État maître à l’État gardien. L’État doit être un gardien bienveillant envers le patrimoine commun et envers les représentants des usagers, rassemblés à l’échelle territoriale correspondant à la situation de rivalité sans exclusion, dans l’espoir d’aboutir à un partage équitable et qui anticipe sur le renouvellement des pénuries liées au changement climatique qui est là, devant nous.
Cet article est republié à partir de la revue Progressistes. Lire l’article original.
[1] Voir à ce sujet Erik Swyngedouw, Liquid Power, The MIT Press, 2015).
[2] http://videos.senat.fr/video.3337960_64117ba089856.gestion-de-leau—audition-du-bureau-de-recherches-geologiques-et-minieres
[3] Voir le Monde du 26 avril : « Le plan Eau néglige l’impératif de sobriété de l’agriculture ».
[4] Il s’agit en fait d’une généralisation nationale de ce qui avait été mis en place dans le bassin Rhône-Méditerranée sous le nom de PGRE (plan de gestion quantitative des ressources en eau).
[5] Ces organismes ont été mis en place en application de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006.
[6] https://www.eaurmc.fr/upload/docs/application/pdf/2021-05/2020-37-_interet_eco_substitution_prelevements_par_stockage_ou_transfert.pdf
[7] Ce programme d’évaluation des Water Storage Investment Projects (WSIP) a été mis au point en 2012 par la California Water Commission.
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